24/04/2025 ssofidelis.substack.com  27min #275924

 La grande perdante de l'Europe

L'Allemagne en crise, 2è partie : petite histoire des explosions de gazoducs

Par Patrick Lawrence pour ScheerPost, le 21 avril 2025

Voici le deuxième d'une série de quatre articles sur les crises qui secouent l'Allemagne, leur histoire et la façon dont les Allemands, à l'exception des élites néolibérales actuellement aux commandes, envisagent l'avenir. Le premier article est disponible ici :  L'Allemagne en crise, 1ère partie

POTSDAM - Une petite phrase me vient toujours à l'esprit lorsque je songe à l'Allemagne. Quelle que soit la thématique en jeu, tôt ou tard, mes pensées se tournent vers quelques mots qui me semblent - à moi et à beaucoup d'autres - caper une partie de l'essence de la nation et de sa place dans le monde.

"L'Allemagne, c'est Hamlet". J'ai longtemps attribué cette observation lapidaire à Gordon Craig, l'un des plus éminents historiens allemands du XXe siècle. Craig (Allemagne, 1866-1945 ; Les Allemands) était connu pour ses observations succinctes. Il considérait l'Allemagne comme une nation divisée dans son histoire entre ses accomplissements humanistes (Goethe, Kant, Thomas Mann, et leurs contemporains) et sa fâcheuse propension à se soumettre à diverses formes de pouvoir absolu.

Au fil du temps, j'ai découvert que le véritable auteur de cette phrase magistrale n'était autre que Ferdinand Freiligrath (1810-1876), poète politiquement radical qui consacra sa vie et ses écrits au mouvement démocratique à l'origine de la révolution (manquée) de 1848. Freiligrath comparait l'Allemagne au célèbre personnage déchiré de Shakespeare en 1844, par frustration face au conservatisme national qui, selon lui, empêchait l'Allemagne d'opérer le grand changement dont il estimait que son époque avait un besoin impérieux.

Je ne pense pas que le sens donné par Freiligrath invalide celui de Craig plus d'un siècle plus tard. Et je ne pense pas non plus que l'une ou l'autre caractérisation de l'Allemagne comme... quoi ?... comme une nation profondément ambivalente annule le sens qu'a pris cette notion, presque inévitablement, dans la seconde moitié du siècle dernier.

La géographie est déterminante dans le cas de l'Allemagne, comme pour quelques autres. Elle est tournée vers l'ouest, vers le monde atlantique, mais aussi vers l'est, vers le continent eurasien. L'ambiguïté a donc marqué l'histoire de ses relations dans les deux directions. Otto von Bismarck entretenait de bonnes relations avec la Russie durant ses années au poste de chancelier, de 1871 à 1890. C'était l'époque où l'Allemagne devint l'Allemagne, et où le célèbre prince révélait au monde entier ce qu'était la Realpolitik. Puis vinrent les deux guerres mondiales et les campagnes militaires désastreuses de l'Allemagne, tant à l'Est qu'à l'Ouest.

Dans l'après-guerre, cette ambiguïté, cet "entre-deux", doit être compris non pas comme un fardeau pour l'Allemagne, mais comme un cadeau inestimable, grâce auquel elle aurait pu offrir au reste du monde une passerelle entre l'Est et l'Ouest. Notre monde serait bien différent si l'Allemagne d'après 1945 avait été livrée à elle-même et avait proposé au monde ce qu'elle seule était en mesure d'offrir.

C'est dans ce contexte qu'il faut situer l'avènement de l'ordre d'après-guerre en Allemagne et ce qui attend la République fédérale à l'heure où nous parlons. Les Allemands n'étaient pas faits pour la guerre froide et sa logique binaire Ouest-Est, qui a tant nui à l'épanouissement admirable des aspirations humaines qui a suivi les victoires de 1945. L'Allemagne vaincue figurait parmi les clients clés de Washington lorsque celui-ci s'est retourné contre Moscou, son allié pourtant récent, et s'est mis en tête d'établir l'hégémonie mondiale américaine. Qui a beaucoup nui à l'Allemagne et aux Allemands.

L'Allemagne des premières années d'après-guerre, celle de Konrad Adenauer, était un projet de reconstruction. Le premier chancelier de la nouvelle République fédérale avait fait de la relance de l'économie allemande l'une de ses priorités absolues. L'Allemagne d'Adenauer - anticommuniste, européiste, l'un des premiers soutiens de l'OTAN - s'est montrée une colonie américaine modèle. Mais au début des années 1960, sous Kennedy, Washington s'est de nouveau inquiété de la place que l'Allemagne de l'Ouest allait occuper dans l'ordre de la guerre froide. Et l'Europe allait probablement suivre l'Allemagne, pensait-on à l'époque.

Cette inquiétude n'était pas sans fondement. Dix ans après la division de l'Allemagne par le rideau de fer, en 1949, la République fédérale a connu un véritable essor grâce à son Wirtschaftswunder, son "miracle économique" (qui n'avait rien de miraculeux, pas plus que le "miracle" japonais de l'après-guerre). Les Allemands ont commencé à s'ouvrir au monde. En temps voulu, ils se tourneraient vers l'Est, vers l'Union soviétique : une nation industrielle dotée d'une économie riche en ressources naturelles. L'Europe partageait cette vision. Et c'était précisément ce qui commençait à inquiéter les cliques politiques à Washington. À cette époque, tous ces gens considéraient comme acquis les intérêts de la sécurité nationale américaine et l'offre et la demande mondiales en énergie comme étant plus ou moins indissociables. Le cas d'Enrico Mattei illustre bien les préoccupations des États-Unis.

Mattei était un haut fonctionnaire à Rome qui, après la défaite de 1945, a réorganisé les actifs pétroliers du régime fasciste pour créer l'Ente Nazionale Idrocarburi, la compagnie pétrolière communément appelée ENI. Mattei nourrissait de grandes ambitions pour l'ENI. À en juger par les nombreux accords qu'il a négociés, il semble avoir mené une politique très intéressante. Entre autres, les contrats de l'ENI accordaient les trois quarts des bénéfices aux pays propriétaires des réserves, un pourcentage sans précédent à l'époque. En 1960, Mattei a conclu un accord pétrolier majeur avec l'Union soviétique, là encore à des conditions bien plus avantageuses que les contrats d'exploitation courants chez les compagnies pétrolières occidentales.

C'était une initiative audacieuse, comme Mattei l'avait bien compris. Il déclara alors qu'il avait brisé, ou contribué à briser, le monopole pétrolier dont jouissaient depuis longtemps les États-Unis par l'intermédiaire des célèbres "Seven Sisters" [Les sept soeurs : ancien terme par désignant les sept compagnies pétrolières transnationales, la plupart étant issues de l'éclatement de la Standard Oil d'avant 1911]. Le Conseil national de sécurité d'Eisenhower s'en prenait à Mattei depuis la fin des années 1950, le considérant comme hostile aux intérêts américains. L'accord avec l'Union soviétique semble avoir porté un coup particulièrement rude. Deux ans après la signature de cet accord, Mattei a été tué dans un accident d'avion alors qu'il volait de la Sicile à Milan. Les enquêtes qui ont suivi, et elles ont été nombreuses, se sont poursuivies pendant des décennies. En 1997,  La Stampa, le quotidien turinois, a rapporté que les autorités judiciaires de Rome ont conclu qu'une bombe placée à bord a fait exploser l'avion de Mattei en plein vol.

Bien que l'affaire Mattei reste officiellement non résolue, il existe aujourd'hui de nombreuses preuves qu'il a été victime d'un assassinat perpétré par la CIA en collaboration avec la mafia, peut-être avec la complicité des services secrets français.

"C'est de notoriété publique en Europe", m'a récemment confié un ami allemand. "Nous savons ce qui est arrivé à Mattei comme vous, Américains, savez ce qui est arrivé à Kennedy".

Sans aller jusqu'à l'affirmation catégorique, nous pouvons considérer l'affaire Mattei comme un indicateur du degré de sensibilité des relations énergétiques entre l'Europe et l'Union soviétique en pleine guerre froide. Le point de friction entre les deux rives de l'Atlantique était clair dès le départ : les Européens considéraient les contrats avec l'Union soviétique comme de simples transactions commerciales, logiques et rationnelles, tandis que les Américains y voyaient des outils aux conséquences géopolitiques dangereuses. Et c'est sur cette question que les Allemands et les Américains ont été en désaccord pendant plusieurs décennies.

La Russie soviétique et post-soviétique a sans aucun doute constitué jusqu'à récemment un marché important pour les produits et services allemands. Les importations russes de produits manufacturés allemands, très diversifiés, ont maintenu la balance commerciale en faveur de l'Allemagne pendant de nombreuses années. Mais pour les Allemands, les choses ont fini par prendre une autre tournure, comme l'a finalement montré la balance commerciale. La Russie avait besoin des produits manufacturés allemands en raison de la faiblesse de son secteur industriel ; l'Allemagne avait un besoin plus urgent des ressources russes, car elle n'est pas très pourvue en matières premières.

Les quantités d'énergie bon marché importées de Russie, le pétrole et le gaz naturel, et les exportations de produits manufacturés haut de gamme et d'excellente qualité vendus sur les marchés mondiaux : les Allemands évoquent souvent ce modèle économique comme celui qui est à l'origine du succès de leur nation depuis tant d'années - avec une certaine nostalgie, devrais-je ajouter, car ce modèle s'était effondré lorsque je me suis rendu en Allemagne il y a quelques mois.

Ce qui nous amène à ce que l'on pourrait appeler "l'infrastructure de l'interdépendance". L'enjeu des gazoducs.

Cette histoire commence dans les années 1980 et se poursuit jusqu'au 26 septembre 2022, date à laquelle le régime Biden a saboté, en plein jour, le gazoduc tout juste achevé qui reliait les ports russes et allemands sous la mer Baltique. Les explosions de Nord Stream I et II remontent à loin. Si j'étais enquêteur ou avocat chargé de cette affaire, cette histoire figurerait en bonne placedans mes dossiers. Passons-la brièvement en revue.

Début 1982, des entreprises publiques russes ont commencé à travailler sur le gazoduc transsibérien, l'un des grands projets de la fin de l'ère soviétique. Ce pipeline de près de 6 000 kilomètres, ou plutôt ce réseau de gazoducs, devait acheminer du gaz naturel vers l'ouest via plusieurs itinéraires depuis la Sibérie jusqu'aux marchés européens. Le Transsibérien n'était pas le premier gazoduc destiné à cet usage, mais le plus ambitieux, il devait contribuer à consolider les relations entre l'Union soviétique et l'Europe.

Les puissances européennes portaient naturellement un intérêt crucial à ce projet, mais pas seulement en raison de l'accès imminent à une source d'énergie bon marché. Les Soviétiques avaient signé des contrats avec des dizaines d'entreprises européennes pour la fourniture des composants et des équipements nécessaires à la construction et à l'exploitation du gazoduc. Ces contrats représentaient environ 15 milliards de dollars, soit près de 50 milliards aujourd'hui. D'autres accords portaient sur le financement et ce que l'on appelait alors les transferts de technologie.

Retour en 1982. L'Europe était en pleine récession. Vous vous souvenez de la "stagflation", de la croissance atone, de l'inflation élevée ? L'Europe occidentale était dans une situation critique. Le taux de chômage des grandes puissances européennes (Allemagne, France, Grande-Bretagne, Italie) avoisinait les 9 %. Les Européens avaient besoin d'emplois, leurs entreprises de contrats rentables. Les contrats avec les Soviétiques pour la fourniture de tubes en acier, de turbines et d'autres équipements similaires - et les Soviétiques honoraient leurs contrats, comme les Européens le savaient - devaient sortir l'Europe de son marasme, qui serait alors dopé par une énergie bon marché.

Le président Reagan, fervent partisan de la guerre froide, ne parlait que de "l'empire du mal" au printemps 1982. En décembre de l'année précédente, moins d'un an après son entrée en fonction, Reagan a interdit aux entreprises américaines de fournir des équipements pour pipelines aux Soviétiques. Six mois plus tard, les Soviétiques ayant commencé la construction, il a étendu cette interdiction à tous les producteurs occidentaux de pipelines en acier opérant sous licence d'une entreprise américaine.

Entendez-vous, comme moi, résonner l'écho de l'histoire ? Des sanctions, puis des sanctions secondaires, aujourd'hui comme hier.

Durant cette période tendue, Helmut Schmidt s'est entretenu en privé avec Reagan à Bonn. Le président américain, déjà irrité par ce qu'il considérait comme le mépris du chancelier allemand, a sermonné Schmidt, un social-démocrate partisan de l'Ostpolitik, avec le genre de propos dignes d'un homme peu futé et enclin aux simplismes manichéens. Il faut que cela cesse, a ordonné Reagan à Schmidt en termes clairs.

"Vous allez augmenter le PIB des Russes, qui pourront alors construire davantage d'armes. Vous allez aider les Soviétiques alors que nous essayons de les détruire".

Schmidt est resté silencieux pendant que Reagan s'exprimait. Il s'est retiré vers une fenêtre et a regardé dehors, décidant qu'il apaiserait l'homme de la guerre froide américain en proposant aux États-Unis de stationner des missiles Pershing II (mobiles, à portée intermédiaire et balistiques) sur le sol allemand. Les premiers Pershing II furent mis en place en Allemagne à la fin de 1983. Le déploiement complet fut achevé deux ans plus tard.

Ce récit m'a été rapporté par Dirk Pohlmann, célèbre journaliste, auteur, documentariste et grand spécialiste de l'histoire de l'Allemagne d'après-guerre. Il m'a raconté cet épisode et plusieurs autres incidents historiques similaires au cours d'une longue matinée passée à discuter dans mon hôtel à Potsdam, puis plus tard lors de plusieurs conversations téléphoniques et échanges d'e-mails. Et comme me l'a dit Pohlmann, la résistance de l'administration Reagan au projet Sibérie-Europe ne se limitait pas à des rencontres informelles avec les dirigeants européens. L'opinion publique ignorait les pressions exercées en coulisses. Les collaborateurs de Reagan ont par exemple exercé une pression considérable sur les banques allemandes (Deutsche Bank, Dresdner, Commerzbank) pour qu'elles refusent aux Soviétiques le financement qu'elles s'étaient engagées à leur accorder.

Reagan finit par céder, en grinçant des dents. Il leva les deux séries de sanctions à la fin de l'année 1982, reconnaissant apparemment, sous la pression concertée et désormais embarrassante de l'Europe, qu'il ne pouvait tout simplement pas les appliquer. Margaret Thatcher, la Première ministre britannique, un genre d'âme sœur de Reagan, a eu une influence considérable sur ce revirement politique. Le risque d'une rupture transatlantique n'était pas négligeable, alors que Reagan cherchait à rallier ses alliés dans sa lutte contre l'empire du mal. En novembre 1982, les membres de l'OTAN sont parvenus à un accord informel sur le sort du gazoduc, et les premières livraisons de gaz ont été acheminées vers la France le jour de l'An 1984.

Curieusement, le gazoduc transsibérien a continué à fonctionner jusqu'à la fin de l'année dernière, quand Kiev a refusé de renouveler les contrats de transit couvrant la ligne qui acheminait le gaz à travers l'Ukraine vers les marchés européens.

Cette histoire comporte un épilogue à ne pas manquer. Au moment où la controverse autour du gazoduc transsibérien battait son plein, la CIA dirigeait un programme secret de sabotage dans le cadre duquel elle faisait envoyer aux Soviétiques, par des entreprises américaines, des puces informatiques défectueuses. Celles-ci étaient conçues pour fonctionner correctement pendant un court laps de temps, puis tomber en panne. Une quantité importante de ces puces a été livrée courant 1982, pendant la période où les sanctions de Reagan étaient encore en vigueur et où la construction du Transsibérien était bien avancée.

Le résultat fut apparemment celui escompté par l'agence : les turbines installées dans les stations de pompage du gazoduc ont explosé presque simultanément. Pohlmann m'a confirmé une explosion équivalente à trois kilotonnes, suffisamment puissante pour être détectée par les satellites. Le Transsibérien a été mis en service comme prévu, mais, là encore, le passé et le présent s'entremêlent, et cet épisode fait aujourd'hui figure de répétition générale pour des événements qui nous sont désormais plus familiers.

Les archives sur l'opération de sabotage de la CIA contre le projet Transsibérien sont extrêmement rares. Pohlmann, qui a étudié cette affaire de près, m'a dit que toute référence à celle-ci a été "presque entièrement expurgée d'internet", ce que ma recherche pour ce rapport a confirmé. Mais certaines personnes impliquées dans l'opération ont fourni des témoignages contemporains. L'un d'eux est Thomas Reed, alors haut responsable du Conseil national de sécurité de Reagan. Son récit a été publié en 2004 sous le titre 'At the Abyss: An Insider's History of the Cold' (Presidio Press). Voici un bref extrait de ce livre :

"Le logiciel du pipeline destiné à faire fonctionner les pompes, les turbines et les vannes était programmé pour se détraquer, réinitialiser la vitesse des pompes et les réglages des vannes afin de générer des pressions bien supérieures à celles que pouvaient supporter les joints et les soudures du pipeline. Il en résulta l'explosion et l'incendie non nucléaires les plus monumentaux jamais observés depuis l'espace".

Bien que le récit de Reed ait été discrédité à plusieurs reprises - toujours de manière prévisible et peu convaincante - son argumentation me semble irréfutable. En effet, au moment où il a publié At the Abyss, la CIA avait déjà reconnu l'opération Trans-Sibérie dans une référence évasive dans The Farewell Dossier, un recueil de documents concernant d'autres affaires de l'agence. Après la publication de Reed, Dirk Pohlmann, toujours diligent, s'est rendu à Washington pour interviewer Reed et d'autres, dont Herb Meyer, qui a servi sous William Casey en tant que vice-président du Conseil national du renseignement de la CIA durant les années Reagan. Pohlmann a examiné ces entretiens lorsque nous nous sommes rencontrés ici, puis une deuxième fois par la suite : ils confirment tous l'opération de 1982.

La principale préoccupation de Reagan, et ce n'est un secret pour personne, était la vulnérabilité des Européens face à leur dépendance structurelle et à long terme à l'égard des approvisionnements énergétiques russes. Cette brève esquisse de l'incident de 1982 montre clairement, je l'espère, que les Américains omettent cyniquement de préciser leur pensée lorsqu'ils tiennent de tels propos. Leur véritable crainte, à l'époque comme aujourd'hui, n'était pas la dépendance, mais l'interdépendance naturelle entre l'Allemagne (et, par extension, le reste de l'Europe) et le grand continent eurasien à son flanc oriental.

Quelques années après la mise en service du gazoduc sibérien, un universitaire nommé Patrick DeSouza a publié une étude dans le Yale Journal of International Law intitulée, en anglais, "The Soviet Gas Pipeline Incident: Extension of Collective Security Responsibilities to Peacetime Commercial Trade" [L'incident du gazoduc soviétique : extension des responsabilités de sécurité collective au commerce commercial en temps de paix]. Parmi les observations intéressantes de DeSouza, on peut citer celle-ci :

"Certains analystes ont conclu que les tentatives des États-Unis d'exercer leur puissance économique par le biais de restrictions commerciales ont eu un succès limité dans la période d'après-guerre. Les efforts déployés par les États-Unis pour amener leurs alliés à agir de concert afin de priver leurs adversaires politiques de leur puissance économique ont été encore moins fructueux. En fait, les tentatives de restriction des activités économiques avec des adversaires tels que l'Union soviétique ont souvent entraîné des coûts élevés, notamment des pertes commerciales, des frictions au sein de l'alliance et un renforcement de la solidarité au sein de l'alliance adverse..."

Ce passage contient des éléments de vérité, comme les lecteurs en conviendront sans doute. J'y vois l'inévitable tension qui a marqué les relations transatlantiques dès que les États-Unis ont commencé à affirmer leur puissance hégémonique après 1945. Si ces tensions ont connu des hauts et des bas au fil des ans, elles ont toujours été présentes et le restent aujourd'hui. Mais l'étude de DeSouza doit également être lue comme un document d'époque : il contient des éléments qui, s'ils ont été vrais à un moment donné, ne le sont plus aujourd'hui. Les Européens ont résisté avec succès aux diktats de l'empire américain durant les dernières années de la guerre froide. Nous n'y songerions même pas aujourd'hui. Quarante ans séparent les événements de 1982 des explosions du Nord Stream. Les temps changent, sans pourtant changer.

Et l'histoire s'avère souvent bien instructive.

Vous vous souvenez certainement du choc que nous avons tous ressenti il y a trois ans, en septembre, lorsque nous avons appris que les gazoducs Nord Stream I et II avaient été sabotés. Mais, avec un peu de recul, pourquoi un tel choc ? Aussi dramatiques qu'aient pu sembler les explosions de Nord Stream, n'étaient-elles pas simplement l'aboutissement prévisible de la politique étrangère et de sécurité transatlantique menée par Washington depuis des décennies ? Appelons cela le choc du déjà-vu.

J'ai été tout aussi choqué, peu après l'annonce de la nouvelle, de revoir les images vidéo du président Biden déclarant, avec cette incroyable impudence qui a marqué toute sa carrière politique, que les États-Unis ne permettraient jamais à Nord Stream II d'être mis en service, et qu'ils étaient tout à fait prêts à le détruire. Ce discours a été prononcé peu avant l'événement. Choc supplémentaire : Biden a prononcé ces paroles cyniques alors qu'Olaf Scholz, encore chancelier allemand, se tenait à ses côtés, tel un écolier docile. Les deux hommes venaient de s'entretenir en privé dans le Bureau ovale. Avec le recul, il n'est pas difficile d'imaginer ce qui s'est dit.

Avec une histoire de près de 30 ans - de la planification à la construction, en passant par l'exploitation et la destruction -, les gazoducs Nord Stream sont au moins aussi importants que le précédent projet reliant la Sibérie à l'Europe, et je reste prudent : si le réseau transsibérien a renforcé les relations entre la Russie et l'Europe, Nord Stream I et II auraient consolidé les liens économiques de l'Allemagne avec la Fédération de Russie, et par extension ceux de l'Europe, à un point tel qu'ils auraient été difficilement compromis. La première étude de faisabilité de NS I a été lancée en 1997. Comme pour NS II plus tard, le tracé sous la mer Baltique devait relier les gisements gaziers sibériens à Lubmin, un port situé sur la côte nord de l'Allemagne. Berlin et Moscou ont signé une déclaration d'intention commune en 2005. NS I est entré en service six ans plus tard.

C'est avec la planification du NS II - qui a vu les entreprises allemandes redevenir les principaux partenaires européens de Gazprom - que les relations entre l'Allemagne et les États-Unis se sont à nouveau envenimées. Gazprom et les Européens ont signé des contrats en 2015. C'était un an après que Washington a fomenté le coup d'État en Ukraine, un an après que Moscou a réannexé la Crimée, un an après que l'administration Obama a commencé à imposer le régime de sanctions qui semble ne devoir jamais cesser. Ce fut d'emblée une réédition de l'histoire de 1982.

Les Allemands concevaient Nord Stream comme le Transsibérien : un projet économique, sensé et rentable. Les investissements européens s'élevaient à 9,5 milliards d'euros. NS II devait doubler la capacité de Nord Stream I. Ensemble, les quatre gazoducs (deux lignes chacun, NS I et II) achemineraient 110 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an vers l'Allemagne et les marchés européens, soit suffisamment pour couvrir, selon les estimations dont je dispose, 40 à 50 % des besoins annuels de l'Allemagne et un peu moins de ceux de l'Europe. Angela Merkel, alors chancelière, défendait avec acharnement les intérêts du projet, alors même que les Américains intensifiaient leurs attaques contre Nord Stream II, qualifiant le projet d'erreur aux graves conséquences géopolitiques.

Merkel était une atlantiste convaincue, mais elle a persisté. N'oublions pas qu'à cette époque (après Fukushima), elle a pris l'engagement de démanteler toutes les centrales nucléaires allemandes. Les Américains n'ont pas lâché pour autant. Durant le premier mandat de Donald Trump, ils ont tout tenté pour bloquer l'avancement du projet NS II, notamment en recourant aux menaces habituelles de sanctions et de sanctions secondaires contre les fournisseurs industriels européens et les banques participantes. Richard Grenell, l'ambassadeur autoritaire de Trump à Berlin en 2019, a même envoyé des lettres menaçantes aux entreprises allemandes impliquées dans le projet. C'est là que certaines banques et entreprises industrielles européennes ont commencé à hésiter. La tension était palpable au Bundestag.

Il faut reconnaître à Merkel le mérite de n'avoir pas cédé et semblé l'emporter. La construction du NS II, qui avait débuté en 2018, s'est achevée à l'été 2021. Mais à ce moment-là, Trump et ses partisans n'étaient plus au pouvoir et le régime Biden avait pris le relais. Ce fut le début de la fin du projet Nord Stream, dans son ensemble.

Dès son entrée en fonction en janvier 2021, Joe Biden et ses conseillers en Sécurité nationale ont commencé à patauger. C'était prévisible : la politique étrangère américaine durant les années Biden a été une succession de flops des deux côtés de l'Atlantique. En mai 2021, quelques mois avant l'achèvement de NS II, Washington a levé toutes les sanctions imposées par Trump à Nord Stream AG, qui regroupe Gazprom et quatre entreprises européennes.

Cette décision semblait rejeter de manière spectaculaire les années, voire les décennies, de pression exercée par Washington sur les Allemands. Les Américains semblaient enfin avoir compris qu'essayer d'empêcher l'interdépendance entre l'Europe et son voisin oriental revenait à vouloir empêcher l'eau de couler vers le bas. C'est du moins ce que je croyais. Une victoire pour les Allemands, me suis-je dit, un triomphe pour l'Allemagne, pour l'Europe, pour la cause d'un engagement constructif avec la Fédération de Russie.

Mais très vite, l'évidence s'est imposée : ceux que Biden avait rassemblés autour de lui étaient en fait obsédés par les moyens d'empêcher NS II de créer une symbiose mutuellement bénéfique entre la Russie et l'Europe occidentale. Parmi ces personnages, figuraient en bonne place Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de Biden, idéologue obsessionnel, et Antony Blinken, le secrétaire d'État de Biden.

Blinken a en effet consacré sa thèse de doctorat, quelques années plus tôt, à une étude du projet controversé de gazoduc sibérien de l'époque Reagan. Cette thèse a ensuite été publiée sous le titre 'Ally Versus Ally : America, Europe, and the Siberian Pipeline Crisis' [Allié contre allié : l'Amérique, l'Europe et la crise du gazoduc sibérien], dans laquelle Blinken soutenait avec virulence qu'empêcher l'Allemagne et la Russie de construire d'autres gazoducs comme le réseau transsibérien était un impératif géopolitique. Mentionnons brièvement que l'éditeur de Blinken était Frederick A. Praeger, qui, s'il n'était plus une couverture de la CIA en 1987, date de la publication du livre de Blinken, l'avait longtemps été pendant les premières décennies de la guerre froide.

C'est ainsi que le régime Biden, vacillant à chaque pas, a rapidement trouvé le moyen d'agir comme les Américains savent le faire lorsqu'ils sont incapables de projeter leur puissance de manière civilisée et respectable, lorsque toutes les mesures coercitives légales, à la limite de la légalité ou illégales mais apparemment légales échouent : avec le NS II prêt à entrer en vigueur, ils ont commencé à planifier une opération secrète totalement illégale.

Décembre 2021 fut un mois chargé en événements concernant les relations de l'Alliance atlantique avec la Russie. Comme les lecteurs s'en souviendront, Moscou a adressé deux projets de traité à l'Occident, l'un à Washington et l'autre au siège de l'OTAN à Bruxelles, comme base de négociations en vue d'un nouveau cadre de sécurité mutuellement avantageux en Europe. Tout en rejetant instantanément ces projets de documents comme étant fantaisistes, la Maison Blanche de Biden, par le biais de livraisons massives d'armes au régime de Kiev, a délibérément poussé Moscou au point où elle n'aurait d'autre choix que d'intervenir militairement en Ukraine. Comble de l'ironie, Biden a ensuite attribué à la CIA le mérite de ce grand coup du renseignement lorsqu'elle a prédit, comme sur commande, l'inévitable opération russe.

Un autre événement s'est produit ce mois-là. Les collaborateurs de Biden, convaincus d'être sur le point de provoquer le déclenchement d'une offensive militaire russe en Ukraine, savaient pertinemment qu'ils allaient se créer une occasion en or, à savoir carte blanche pour réagir sans retenue dès que Moscou serait passée à l'action. À cette fin, Jake Sullivan a réuni un groupe de hauts fonctionnaires connus pour leur position belliciste afin de tenir une série de réunions top secrètes dans une salle sécurisée située dans les étages supérieurs de l'Old Executive Office Building, l'EOB, un édifice en forme de gâteau de mariage datant de la fin du XIXe siècle, situé à côté de la Maison Blanche.

Inutile de s'étendre sur les conclusions des réunions de Sullivan : le compte rendu de Seymour Hersh sur ces sessions et tout ce qui a suivi est suffisamment détaillé, convaincant et d'une autorité incontestable. Hersh a publié son article de 5 300 mots sur la planification, la préparation, la formation et l'exécution de l'opération de sabotage qui a détruit les gazoducs Nord Stream I et II dans sa newsletter Substack du 8 février 2023, sous le titre " How America Took Out the Nord Stream Pipeline" [ Comment l'Amérique a neutralisé le gazoduc Nordstream]. Je le classe parmi les deux ou trois reportages les plus aboutis que le journalisme américain ait produits de mon vivant.

Toutes sortes d'inepties se sont répandues après l'explosion du Nord Stream et, quelques mois plus tard, après la publication de l'article de Hersh. Le New York Times a qualifié les explosions de "mystère". Les Allemands, les Danois et les Suédois ont prétendu mener des enquêtes officielles, mais les ont rapidement classées, affirmant soit qu'ils n'avaient trouvé aucune preuve permettant d'établir une responsabilité, soit qu'ils ne pouvaient pas divulguer leurs conclusions. Les responsables du régime Biden ont suggéré que les Russes auraient détruit leur propre bien industriel, le nec plus ultra des opérations sous faux drapeau.

Les brigades américaines de désinformation ont ensuite rapporté que leurs enquêtes auraient permis d'identifier des Ukrainiens peu scrupuleux - la thèse des six personnes dans un voilier de location. En août dernier, les Allemands ont en quelque sorte remporté la palme en émettant un mandat d'arrêt contre un Ukrainien identifié uniquement sous le nom de Volodymyr Z., soupçonné d'être impliqué dans les explosions. Mais ne vous inquiétez pas : nous n'en entendrons plus jamais parler.

Inutile de s'attarder là-dessus. Cela ne change rien au travail de Hersh. Dissimulant habilement la vérité à la vue de tous, plusieurs responsables de l'administration Biden ont exprimé avec une franchise déconcertante leur satisfaction du travail accompli. Parmi eux figurait Antony Blinken. Si l'on garde à l'esprit la thèse précédemment citée du secrétaire d'État, ses remarques après les événements du 26 septembre 2022 prennent tout leur sens et une résonance particulière :

"C'est une formidable occasion de mettre fin une fois pour toutes à la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie et de priver ainsi Vladimir Poutine de l'arme qu'est l'énergie pour faire avancer ses projets impérialistes. C'est tout à fait significatif, et cela ouvre d'énormes perspectives stratégiques pour les années à venir..."

Une fois encore, l'histoire démontre sa merveilleuse capacité à éclairer notre présent.

Au début des années 1980, les puissances européennes ont résisté à la pression exercée par l'administration Reagan qui exigeait l'abandon du projet Transsibérien. Le conflit a dégénéré en ce que les historiens considèrent comme l'une des crises politiques les plus graves entre les puissances occidentales durant toute la guerre froide. Ces événements ont laissé entendre que l'Europe sait encore agir dans son propre intérêt, tel qu'elle le conçoit. Elle a défendu la cause de l'interdépendance et a été entendue. Je pense à Helmut Schmidt debout près d'une fenêtre à Bonn. Je n'ai aucun mal à l'imaginer dans son silence, défendant la cause de l'interdépendance dans un contexte où l'indépendance de l'alliance transatlantique se trouvait affaiblie.

La capacité de l'Europe à penser par elle-même a montré des signes de déclin peu après les victoires de 1945. Les générations de dirigeants qui ont succédé à Churchill et à de Gaulle n'avaient guère d'expérience de l'indépendance : elles ont vécu et atteint leur maturité politique à l'abri du parapluie sécuritaire américain et, ne connaissant d'autre condition, elles ont manqué d'expérience en matière de souveraineté. On a pu observer une certaine agitation dans ce contexte de guerre froide dans les années 1960 et 1970, comme en témoigne l'affaire du Transsibérien, mais celle-ci s'est également estompée avec le temps. L'écart était déjà flagrant lorsque les citoyens allemands ont démoli le mur de Berlin en novembre 1989, et peut-être même avant.

C'est lorsque notre conversation a porté sur les événements de 1989 que Dirk Pohlmann et moi avons commencé à parler de l'Allemagne comme du "pays des occasions manquées". L'expression venait de moi. Pohlmann parlait plutôt de "tragédie des opportunités perdues". Comme le disait Dirk, "l'Allemagne, l'Europe, auraient pu exercer une influence nouvelle dans le monde après 1989". Il faisait référence à l'opportunité alors offerte aux Allemands de servir de nation "pivot" entre l'Ouest et l'Est. Havel a réfléchi longuement à cette question au début de l'après-guerre froide, en pensant autant à l'Europe qu'à l'Allemagne. "Une nouvelle mission s'offre désormais à nous", a-t-il déclaré dans  un discours prononcé à Aix-la-Chapelle en mai 1996, "et avec elle, un nouveau sens à l'existence même de l'Europe".

Dirk Pohlmann a estimé que les Allemands ont laissé passer une autre opportunité, semblable à la première, au début de l'intervention militaire russe en Ukraine il y a trois ans. Selon lui, l'Allemagne aurait pu empêcher le conflit ou servir de médiateur une fois celui-ci déclenché, au lieu de s'engager dans la guerre par procuration du régime Biden. "Pourquoi sommes-nous si dociles ? Pourquoi un Scholz ?", s'exclamait-il plus qu'il ne posait la question. "Un autre monde était possible il y a encore quelques années, tout comme après 1989".

La destruction du gazoduc Nord Stream représente aujourd'hui une rupture majeure pour les Allemands. L'ancien modèle - l'énergie russe importée, les produits allemands haut de gamme exportés - semble définitivement révolu, et de nombreux Allemands affirment aujourd'hui en avoir perdu tout espoir. Mais à plus long terme, je me demande si la propension naturelle de l'Allemagne à l'interdépendance pourra jamais être complètement éradiquée. Les propos des Allemands montrent clairement que cette histoire n'est pas terminée. Hamlet, me semble-t-il, rôde toujours parmi eux.

Traduit par  Spirit of Free Speech

* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son nouveau livre, Journalists and Their Shadows, est désormais disponible chez  Clarity Press. Son site web est  Patrick Lawrence. Soutenez son travail via  son site Patreon.

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